samedi, mai 06, 2006

A Bruges, il y avait des gens qui... (1)


Des visages à peine voilés par le soleil, des yeux fripés, des sourires, des lèvres muettes. J’adore observer le monde, d’un regard le découper du décor, mettre un peu de fiction sur leur vie, en secret, dans mon illégalité à moi.


Il y a cette fille, légère et mutine. De l’autre côté du canal, son amant, son Autre, peut-être. Derrière des barreaux, faire « comme si », comme si elle ne le voyait pas prendre cette photo (ni moi). Peut-être son nom commence-t-il par L ou M. Ils sont là depuis un jour seulement, c’est le début de leur histoire, un lien en plus pour des souvenirs à se créer, un petit monde à décorer. Elle y croit, elle a mis ce collier sautoir qu’il lui a offert. Elle a froid mais ne le montre pas. Au contraire, cette petit brise sur son front lui plait, car elle répète son geste à lui. Elle l’a compris, qu’il aimerait faire ça, souvent, dégager son front avec son index, de ses cheveux trop fins.

*

- Tu sais, j’ai vraiment pas envie d’y aller, ce soir.
- On a pas le choix, chéri, c’est notre belle-fille, quand même.
- Je ne te comprends pas, c’est pourtant toi qui refuses systématiquement les invitations du dimanche midi, parce que tu ne supportes pas de rater Drucker ?
- Je sais, je l’ai dit à Olivier, mais… le samedi soir, de toute façon, il y a Sébastien, et le dimanche soir, c’est Fogiel, alors…
- Quand je pense qu’on n’a pas pu enregistrer Ruquier le jour où tu m’as fait traîner dans les magasins pour te trouver une tenue… c’est vraiment deux poids, deux mesures. Et en plus, il faut lui amener un cadeau ! Et ça fait une heure qu’on cherche !
- C’est toi qui a voulu venir sur ce marché aux puces pour faire des économies…
- Pfff… On n’aurait pas pu offrir des fleurs, comme tout le monde ?
- Elle est allergique…
- Et alors ?
- Bon, d’accord…

*

Depuis vingt ans, elle vend des poupées. Des poupées tristes, des poupées gaies. Au visage peint, stupéfait par le monde. Comme elle. Sauf que le sien n’est peint que par les ans. Elle a toujours aimé le rose, s’en couvrir au moins pour qu’une partie de sa vie le soit. Le dimanche, quand elle ne vend pas ses poupées sur le marché, elle prend son vélo et ses genoux rouillés l’emmènent jusqu’à son village de R. pour retrouver les cartes postales de son passé. J. est mort depuis treize mois, et après lui, le chien. Tout le monde s’est mis d’accord pour lui laisser les dernières gouttes d’un vin amer. Et elle s’oblige de le boire, jour après jour, en vendant ses poupées. Et peut-être qu’un matin, toutes, elle les aura toutes vendues. Elles auront été recueillies par des bras frais et doux. Elle aura assuré l’avenir de ses filles, ces uniques filles qu’elle a. Et elle pourra partir. Habillée de rose.

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