jeudi, mars 30, 2006

Scène de pose.

Texte né d'un de nos exos en direct sur Vos Ecrits. Texte à mettre en vie, inspiré d'un tableau imposé. J'avais hérité de "La jeune fille à la perle" de Vermeer. J'ai triché, et me suis appropriée la "Judith I" (Judith et Holopherne) de Klimt. Quelques petites retouches depuis, d'autres à venir, certainement.

Scène de Pose

Il fait froid, mais je sais qu’il n’y aura pas un degré de plus dans la pièce car il aime voir la buée s’échapper de mes lèvres entrouvertes lorsqu’il peint. Parfois, il fait même un croquis des formes laissées dans l’air par ma respiration. C’est ce que je préfère de lui, ces croquis multiples, libres et changeants.

La plupart du temps, il les jette au feu. Après.

Pourtant, je voudrais stopper net, plus d’air, plus de croquis. Il a envahi mon territoire. Cette situation, c’est lui qui la domine. J’aimerais poser nue, mais il m’a enfermée dans un enclos de vêtements, de bandeaux, de regards appuyés, de silences. Alarme au moindre frémissement de la boucle d’oreille qu’il a accrochée si lourdement à mon lobe gauche. Comme un témoin de mon immobilité fragile. Jamais il ne me touche vraiment, il me positionne de loin. Sans même frôler ma nuque, sans y poser le doigt, et encore moins la langue.

J’aimerais être une autre : ronde et nue sur un tapis de drap blanc, la main couvrant négligemment mon sexe, comme pour susciter une envie qui jamais ne l’effleure, lui. Nue encore devant une fenêtre, un oiseau sur l’épaule, un soupir. Non, pas ça non plus. Peut-être démantelée, mi-corps mi-objet, triturée, abstraite. Ou fumant un tabac d’orient, négligée, dans l’attente.

Oui, j’attends, quelque chose qui ne vient pas, je le regarde, j’aimerais qu’il me touche au lieu de m’esquisser, qu’il me palpe d’un doigt tendre au lieu de me colorer, de me mettre en carcan sur une toile. Je voudrais… être. Moins fade, moins patiente, moins vierge.

Il s’approche, replace une mèche échappée de mon bandeau.

Et c’est là.

Là que je bouge, que je relâche ma nuque raide, que je lève une main vers son front pour imiter son geste. Quitter mon vernis, le craqueler. Effleurer la légèreté d’une mèche de cheveux. Les siens.

Il me repousse, grogne : j’ai gâché les couleurs, basculé les nuances, mélangé le clair-obscur. Carnage.

Alors, je sais. Je sens, celle que je veux être. Le tableau qui m’attend.

Je deviens Judith.

Un couteau sur la table, déjà, il est entre mes doigts. Je plonge ma main dans ses cheveux, m’y arrime, et tranche, découpe, cisèle, sa gorge est si tendre. Il aurait aimé ce rouge. Holopherne, c’est lui. Il entre dans mon tableau.

Son corps tombe au sol. Sur un tapis de drap blanc. Amusant, sa main est négligemment posée sur un sexe invisible. Je n’ai plus envie.

Je dégrafe ma robe, juste le haut. Contre mon ventre, je presse sa tête encore chaude. Le soleil d’hiver se reflète, doré, sur des éclats de verres brisés. Mes paupières se ferment, s’arrêtent en chemin, et je demeure immobile.

Scène de pose.


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Très beau texte qui traduit certainement une sensibilité personnelle faite de retenue et d'audace. En même temps, cette poseuse, c'est chacun d'entre nous, le cul posé entre deux tableaux. Voulant mais ne sachant pas si ce que nous voulons ne sera pas dénaturé, interprété à tort par l'autre dès l'instant où cela aura été révélé. Alors, par mesure de prévention, on cogne, on élimine l'autre de notre champ d'existence, on fait l'économie d'une déception sans doute plus grande mais pas forcément...

Ton blog est à l'image de ce texte, je trouve, tout en réserve, dissimulant autant qu'il donne à voir, avec des avancées, des échappées vers l'infini, avec des points de suspension partout, et c'est, pour l'instant, très bien ainsi.

Virginie a dit…

Une belle interprétation des choses...
Merci.